La vérité, c'est qu'il faut fourrer avec la vie (bis)
Ma lettre d'amour au film Y Tu Mamá También, accessible à tous
Bonjour à tous! Je prends un petit break de Denise d’une durée de 2 semaines.
Pendant mon absence vous recevrez des contenus exclusifs qui avaient été envoyés uniquement aux abonnés payants.
Aujourd’hui: une lettre d’amour que j’ai écrite pour un de mes films préférés, Y Tu Mamá También. Attention, je divulgâche.
«Life has its way of teaching us. Life has its way of confusing us. Life has its way of changing us. Life has its way of astonishing us. Life has its way of hurting us. Life has its way of curing us. Life has its way of inspiring us.»
Ça fait deux mois que je recherche et que j’y réfléchis, que j’absorbe articles, entrevues et analyses, et au moment où j’écris cette première phrase, je ne sais toujours pas si je serai en mesure de vous transmettre avec ce texte tout l’amour que je porte pour ce film.
Pour m’aider, j’écoute en boucle Watermelon in Easter Hay de Frank Zappa. La chanson fait partie de la trame sonore du film, et Alfonso Cuarón a déjà dit que c’est en écoutant cette chanson avec son frère Carlos qu’ils ont décidé de finalement faire ce film.
Si vous n’avez pas vu le film, ou si ça fait trop longtemps que vous l’avez vu, je vous invite à consulter sa page Wikipédia pour avoir les référents de base (attention spoilers) et m’aider à concentrer ce texte sur mon propos. Cette description sur le site du TIFF est aussi pertinente.
Ok. Vamos.
Quand j’ai vu ce film pour la première fois, j’attendais des résultats d’analyse parce que mon PAP test avait révélé des magouilles sur le col de mon utérus. J’étais jeune, j’étais seule et j’étais terrifiée. J’avais peur d’avoir le cancer, de devenir malade au point de perdre toute mon autonomie, de devenir prisonnière d’une chambre d’hôpital.
Mais ce film m’a redonné espoir en me donnant un plan d’action qui a apaisé mon anxiété: si j’ai le cancer, je vais tout vendre mes possessions, m’acheter un billet d’avion, aller faire le party dans un endroit idyllique et mourir sur la plage, seule mais heureuse de me faire avaler et dissoudre par l’écume, Luisa style. Finalement, j’avais pas de cancer, ils ont brûlé mes cellules précancéreuses avec du vinaigre et ma noune a senti le casseau de frites pendant une semaine.
Aujourd’hui, je revisite ce film et je prends le temps d’explorer des aspects auxquels je n’avais jamais vraiment porté attention. Et comme tout chef d’oeuvre digne de ce nom, Y Tu Mamá También révèle encore de grandioses beautés. Je vais m’attarder à certaines d’entre elles: comment le traitement du film joue avec le thème de l’intangibilité de la vérité, la photographie et l’arc narratif de Luisa.
«Truth is totally amazing, but you can’t ever reach it»
Le thème de la vérité est exploité de façon tellement intelligente dans ce film. Tellement, qu’elle dépasse le cadre narratif du film pour venir s’insérer jusque dans la genèse de l’idée de faire ce film. C’est d’ailleurs quelque chose qui a beaucoup résonné chez moi.
Alfonso Cuarón, après avoir passé quelques années dans le système hollywoodien, se sentait un peu limité créativement par les impératifs de cette industrie. Après en avoir discuté avec son frère Carlos, co-scénariste, ils ont décidé de faire le film qu’ils auraient voulu faire avant de faire du cinéma «pour vrai».
«This was the kind of film I would have loved to do before I went to film school. Before I knew rules existed. My intent was to make a film that was very objective. Using the camera in a more voyeuristic way, watching moments and be as honest as possible.» Source
Je peux pas faire autrement que voir ça comme un incroyable hommage à la liberté créative. Voilà ce que ça donne quand on fait à sa tête, quand on respecte son intuition et qu’on lui fait assez confiance pour la laisser nous guider.
Puis, en entrant dans le film, on constate d’abord que Cuarón y a inséré implicitement cette idée des mensonges banals, des vérités qu’on ne dit pas, sur lesquelles on glisse prudemment comme sur une mince couche de glace. On le voit dans la tension sourde cachée dans l’amitié entre Tenoch et Julio, qui proviennent de classes sociales différentes. On le voit aussi dans la vie pré-road trip de Luisa, qui vient d’un milieu humble et qui se retrouve étrangère dans le milieu intello-bourgeois de son mari Jano.
On le voit dans l’exhubérance macho et la cockyness des deux jeunes hommes qui prétendent être des sex gods pour être précocement (lol) ramenés sur terre par Luisa.
On le voit dans ce moment-phare où ils dénudent leurs inhibitions pour plonger l’un dans l’autre en laissant leurs sentiments profonds exister, guidés par Luisa (le boutte du threesome).
Ces tensions sont révélées d’abord par le traitement documentaire de Cuarón: une caméra-voyeur à l’épaule et des plans-séquences assez longs pour donner l’impression de capturer des moments futiles de vérité à l’insu des personnages.
La caméra à l’épaule, en plus d’apporter une impression de légèreté à l’image, témoigne aussi de l’esprit un peu bohème qui caractérise l’intention première de Cuarón de faire les choses à sa façon, mais aussi le tournage du film, qui semble avoir été une véritable aventure créative et émotionnelle. Emmanuel Lubeski (le DP), en parle un peu dans cette entrevue:
«The entire movie is shot hand-held. This all goes back to our original idea of fifteen years ago, in which we would do a low-budget road movie that would allow us to go with some young actors and semi-improvise scenes and have a bare storyline but not be afraid of adding things as we went.
We also wanted to work with a lot less equipment, because we felt that the last two movies we had done together in Hollywood before this one had both had a little bit too much. Everything was so slow because everyone was trying to make their work the best possible and everything was so expensive and there was a crew of something like a hundred and thirty people and this can really rob the project of momentum. This also robs you of the liberty to experiment.
By consciously making Y tu mamá smaller and by working in a cappella fashion we could move faster and really let the actors go.»
Puis, il y a le narrateur mystérieux, qui vient baisser le son diégétique du film à la fin d’une scène pour y apporter des détails qui semblent anodins, mais qui servent à mettre en contexte: des éclats de ces vérités qu’on ne dit pas.
Cuarón attend jusqu’à la dernière scène du film pour soulever le tout dernier voile, permettant ainsi au spectateur d’enfin atteindre la vérité sur cette histoire: pendant les ¾ du film, Luisa savait qu’elle allait mourir. Elle l’a caché à tout le monde. Tout ce temps, chaque geste, chaque parole de Luisa prenait source dans la conscience de sa mort imminente.
C’est le genre de film que t’as pas le choix de regarder au moins deux fois. Une première fois pour découvrir l’histoire et t’amuser grâce au sens de l’humour de Cuarón, un sens de l’humour d’ailleurs empreint de touchante tendresse pour les aléas de l’adolescence. Puis une seconde fois, EN SACHANT. Pour repérer les indices de vérité cachés par Cuarón tout au long du périple.
Quel génie, quel talent, quelle maîtrise de cet art, quelle fucking absolue générosité de sa part.
La lumière naturelle comme symbole de l’intangibilité de la vérité
Même rendue à ce point dans l’écriture de ce texte, je ne sais toujours pas si je vais avoir les bons mots pour décrire le travail d’Emmanuel «El Chivo» Lubeski, directeur photo of all directeurs photos dans ce film.
Y Tu Mamá También est son 4e film avec Cuarón (et pas le dernier). Sa filmographie est surprenante et incroyable: A Little Princess, Reality Bites, Sleepy Hollow, Burn After Reading, Tree of Life, Gravity, Birdman, The Revenant…holy shit.
C’est son immense talent pour maîtriser la lumière naturelle en l’utilisant pour sublimer la composition de ses plans qui lui a valu entre autres TROIS OSCARS de la meilleure direction photo TROIS ANNÉES DE FUCKING SUITE. Y Tu Mamá También (qui n’a pas été oscarisé) a d’ailleurs été filmé à 90% en lumière naturelle, un choix artistique qui s’est révélé assez juste merci.
Pour Cuarón, le Mexique est le 4e personnage principal du film et c’est lui aussi un adolescent à l’aube de l’âge adulte. Il existe en parallèle de l’histoire, en pleine mutation, à l’image de l’amitié de Julio et Tenoch. Tout au long du road-trip, on découvre le Mexique rural à travers les plans spectaculaires du Chivo.
Ce dernier nous montre aussi la lumière toute particulière du Mexique: blanche, chaude, sèche et aussi, horny. Écoute, j’ai jamais visité le Mexique alors je sais pas si c’est un pays qui rend horny, mais dans ce film, la lumière est horny.
Elle embrasse tout, elle caresse une épaule, elle fait briller une goutte de sueur qui descend entre deux seins, elle donne des érections somnolantes, elle se faufile dans les chambres de motels miteux en habits glorieux de golden hour pour glisser sur la peau mouillée dans la douche et pour envelopper des ébats secrets.
Dans ce film, la lumière vient sublimer non seulement la beauté du pays, mais elle illumine de façon implacable les vérités dures et sèches, celles qu’on ne veut pas dire, mais qu’on fracasse sur ceux qu’on aime quand ils nous trahissent.
Por eso hay que darse como el mar. C’est pourquoi tu dois te donner comme la mer.
En revisitant l’arc narratif de Luisa, je ne peux pas m’empêcher de faire certains parallèles avec ma propre vie. Rassurez-vous je n’ai pas le cancer. Mais je relate 10000% avec ce personnage.
Il y a d’abord cette solitude permanente qu’on sent chez elle. Espagnole, elle a passé une bonne partie de sa jeunesse orpheline à prendre soin d’une grand-mère malade et exécrable, qui la laisse sans famille à son décès. Elle a vu plusieurs rêves se briser, comme sa première histoire d’amour et sa fin tragique. Mariée à Jano, le cousin de Tenoch, elle arrive un peu perdue à Mexico City, où elle se sent étrangère dans le monde intello-bourgeois de son mari. Elle est sur le pilote automatique, elle est sage, au service de son mari et de sa belle-famille, une parfaite people pleaser.
Je connais cette solitude-là. Pendant plusieurs années, tu ne peux pas la nommer, mais tu la vis, tu la ressens, tu la constates. Elle est parfois un refuge, parfois un rappel cuisant de ce qui te limite. Par contre, quand tu trouves assez de courage pour l’embrasser, elle peut te donner une épiphanie existentielle: je suis libre, je suis vivante, je suis.
Maribel Verdu, l’actrice qui incarne Luisa, la décrit ainsi: «Luisa is a character that's full of life, mainly because she never really had one. She's a Spanish woman that arrives in Mexico with her Mexican boyfriend and finds out that she has to live the life she's never been able to live. She's a character that comes from a tragic background. She was an orphan -- there was always turmoil surrounding her life -- and that why she becomes so full of life.»
L’annonce de sa mort imminente, couplée à la confession d’infidélité de Jano la pousse à prendre la décision la plus «vivante» de sa vie. Une décision qu’elle n’aurait jamais pu prendre sans la présence de la solitude dans sa vie.
Maribel poursuit: «The character I play is marvelous. She's had a very rough life. And then one day she receives a lot of bad news -- bad things never come alone, they're always accompanied by more bad news. So she decides that she's going to live a new life. She's going to leave everything behind and live what little life that she has left as she pleases. She then meets these two young guys and decides to go on a trip with them. It's a voyage into liberty. As the story goes on, Luisa changes, she evolves, she loses that shyness, that vulnerability and there are some aspects of Luisa that come out that you wouldn't believe she had inside of her.»
Son désir de vivre explique aussi son affinité avec les deux jeunes hommes. Y a-t-il quelque chose de plus vibrant, de plus vivant que de partir en road-trip avec deux jeunes potteux chaotiques vers une destination mystérieuse? Julio et Tenoch représentent pour elle une porte de sortie pour s’évader d’un monde devenu trop petit pour elle, mais aussi, ils représentent juste le fun pur et insouciant de la jeunesse.
«Tenoch and Julio were drawn to Luisa just as they are drawn to water, to the origin of life, to the ease of existing before they were weighed down by the firm grip of machismo. In the end, they return home and abandon their true selves, forever bound by rule #10 of their manifesto: “Truth is cool, but unattainable.”» Source
Je trouve aussi super intéressant l’évolution de sa sexualité dans le film. J’ai l’impression qu’elle agit d’abord sur une impulsion émotionnelle (quand elle approche Tenoch elle sort à peine d’une crise de larmes), puis elle tente de briser la tension entre les deux gars suite aux aveux fatidiques et finalement elle devient une sorte de guide dans une ultime invitation à goûter à la vérité (le boutte du threesome).
Et le sexe est une excellente façon de goûter à la vérité.
La dernière chose qu’elle dit à Julio et Tenoch avant de les quitter est «La vie est comme l’écume de mer, alors laisse-toi aller comme elle.» (traduction lousse). Je pense qu’elle a voulu les rassurer sur l’expérience homosexuelle qu’ils ont vécue, et leur transmettre la vérité qu’elle a enfin réussi à atteindre.
Ça rend d’autant plus tragique la fin du film où le narrateur déclare que Julio et Tenoch ne se reverront plus jamais. C’est un choix courageux pour un réalisateur, mais Cuarón maîtrise bien son histoire. C’est un choix cohérent. Après une telle fin, il ne nous reste plus, en tant que spectateur, qu’à examiner notre propre rapport à la vérité.
Finir et commencer puis finir et commencer
On vit tous des moments où on se sent à l’étroit en nous-même. Quelque chose de nouveau, de différent, doit arriver, est sur le point d’arriver. On le sent, on l’appréhende. On voit l’eau trembloter imperceptiblement dans le verre. Les étoiles sont en train de s’aligner. En-fucking-fin.
C’est le genre de moment où on a tous en soi ce qui anime Luisa, le même désir implacable de fourrer avec la vie.
Je vous laisse sur cette magnifique scène vers la fin du film, où Luisa brise le 4e mur, ses yeux dans nos yeux, pour nous dire:
«Regardez-moi aller, je suis en train de mourir et je n’ai jamais été aussi vivante, regardez-moi aller, je fourrerais le monde entier. »